25

 

À l’image du temps froid et pluvieux de l’hiver, l’humeur d’Astyan était sombre. Un combat déchirant se livrait en lui. Il aurait voulu partager la joie d’Anéa d’avoir retrouvé sa sœur. Mais pendant toute la durée du séjour de leurs hôtes, les deux femmes ne s’étaient pas quittées : était-ce la sensation d’être délaissé qui le taraudait à ce point ? Malgré ses six mille ans d’âge, les morsures douloureuses de la jalousie pouvaient-elles encore le marquer, trahissant ainsi, bien qu’il fût un demi-dieu, sa fragilité et son humaine faiblesse ?

Mais s’agissait-il bien de jalousie ? Meïna et Phéros, les parents d’Anéa, lui avaient donné deux autres frères et une jeune sœur avec lesquels elle s’entendait parfaitement ; or jamais il n’en avait pris ombrage. Ashertari, elle, avait toujours exercé sur sa sœur une fascination étrange. Physiquement il était délicat de les distinguer l’une de l’autre. À cause de cela sans doute, Anéa éprouvait une grande tendresse pour ce reflet d’elle-même que lui avait offert un caprice de la nature. Elle était prête à tout lui pardonner, y compris d’avoir tenté de séduire Astyan dix ans plus tôt.

Astyan avait pardonné lui aussi – avec réticence, et afin de ne pas chagriner sa compagne. Mais il ne parvenait pas à oublier la scène terrible qui l’avait opposé à la jeune femme, les injures, les provocations en paroles et en actes. Il gardait d’elle le souvenir d’une fille haineuse, perverse, prête à tout pour atteindre son but. Il avait retrouvé avec stupéfaction une femme métamorphosée, souriante, charmeuse, pleine d’attention envers les autres. Son caractère capricieux, dominateur et empreint de perfidie semblait avoir complètement disparu. Elle avait eu un long entretien avec lui en tête-à-tête, pour s’excuser de sa conduite passée. La sincérité dont elle avait fait preuve l’avait désarmé. Quel homme n’aurait pas été touché par les larmes discrètes qu’elle avait versées, par la joie qu’elle éprouvait à retrouver sa famille – comme n’importe quel être humain séparé des siens depuis des années par une erreur de jeunesse ?

Alors pourquoi cette gêne obscure au plus profond de lui, qui parfois tournait à l’obsession ?

Malgré ses efforts, il n’avait pu dissimuler ses doutes à Anéa, et celle-ci lui en tenait rigueur. Depuis le départ d’Ashertari, ils éprouvaient moins de plaisir à se trouver ensemble, comme si une fissure mystérieuse s’était ouverte dans leurs relations. Ni l’un ni l’autre n’osait aborder le sujet qui les séparait ; Astyan redoutait de faire de la peine à sa compagne, qui elle-même ne comprenait pas son attitude.

Il avait parfois du mal à se comprendre lui-même. Au fond, que pouvait-il reprocher à Ashertari, sinon un affrontement vieux de dix ans, et que tout le monde souhaitait oublier, y compris lui-même ?

 

La vie avait repris son cours normal à Poséidonia. Malgré le temps hivernal maussade, l’industrieuse métropole avait retrouvé ses activités, un instant ralenties par les fêtes. Les lourds vaisseaux de commerce avaient repris la mer, à destination des autres royaumes de l’Empire, ou des lointaines colonies. Chaque jour les petits bateaux de pêche affrontaient les hautes lames grises soulevées par les vents du sud pour ramener leur provision de poissons, de mollusques et de crustacés.

Mais certaines choses s’étaient modifiées, qui intriguaient ou inquiétaient les citadins. Ainsi les chantiers navals avaient redoublé d’activité depuis que le Titan avait ordonné l’armement de tous les navires, y compris des cargos de transport. Les ingénieurs s’étaient penchés sur la fabrication d’armes nouvelles. La garde impériale avait été triplée. Sur le port, ainsi qu’à la périphérie de la cité, on bâtissait une multitude de fortins. Les argontes faisaient parfois grise mine lorsque les comptes des dépenses leur parvenaient : les réserves financières de la ville étaient certes importantes, mais pas inépuisables. Les sénateurs s’interrogeaient souvent sur la raison de l’obstination du Titan.

On avait défini la guerre comme le combat livré par un peuple à un autre, mais c’était un vocable sans signification réelle. Quel autre royaume de l’Empire aurait pu vouloir attaquer Poséidonia ? Et pourquoi ? Les Atlantes des autres îles étaient plus que des alliés : ils faisaient tous partie du même peuple. Chacun avait de la famille dans les autres cités. Aussi loin que remontaient les souvenirs, aucun événement ressemblant à une guerre n’avait troublé la paix de l’Archipel.

Alors les colonies ? Mais celles-ci étaient éloignées et ne disposaient pas de la richesse suffisante pour constituer une armée capable de s’opposer à la garde impériale. Sans compter la puissance phénoménale détenue par les Titans.

Qui pouvait donc être cet ennemi fantôme redouté par Astyan ? Depuis les incidents dramatiques qui avaient bouleversé la sérénité de la cité, les Serpents ne s’étaient plus manifestés nulle part. Au début, les autres Titans avaient écouté les avertissements d’Astyan, et on avait commencé à armer les capitales. Mais avec le temps, plusieurs royaumes avaient abandonné. La secte des Serpents avait été un phénomène limité à Poséidonia, et aucun élément ne permettait de prétendre le contraire, hormis les élucubrations d’un marin alcoolique qui affirmait avoir affronté des hommes-boucs dans une île perdue, où Astyan lui-même n’avait rien trouvé. Rien ne prouvait d’ailleurs que les deux événements fussent liés.

Pour la plupart des argontes et des sénateurs poséidoniens, la secte mystérieuse n’existait plus. Elle n’avait concrétisé que le combat désespéré d’un groupe d’illuminés exilés d’Avallon par les interdits d’Astyan ; ils avaient tenté un coup d’éclat, suivi d’une vengeance abominable, qui avait échoué. Et déjà leur souvenir disparaissait de la mémoire d’un peuple qui n’avait jamais connu de conflit depuis ses origines, hormis quelques escarmouches avec les peuplades belliqueuses vivant aux alentours de certaines colonies. Alors pourquoi le seigneur Astyan insistait-il pour que l’on poursuivît l’armement de la cité et des navires ? Anéa elle-même ne comprenait pas son entêtement. D’avoir retrouvé sa sœur avait effacé en elle toutes les craintes éprouvées l’année précédente.

Cependant Astyan demeurait inébranlable. Si un ennemi imprévisible attaquait Poséidonia par surprise, la ville était trop vulnérable. Anéa avait oublié un peu trop vite les visions terrifiantes qui avaient provoqué en elle ce sentiment inconnu des Titans : la peur !

 

Comme pour donner tort à Astyan, l’hiver s’écoula sans incident, semblable à tous ceux qui l’avaient précédé depuis la fondation de l’Atlantide. Maerl et Vivyan, recueillis par Astyan et Anéa, grandissaient sans connaître de problème.

— Nous devrions les ramener à Kamaloth, dit un jour Anéa. Je pense que tout danger est écarté à présent.

Astyan ne répondit pas. Elle insista.

— Il ne s’est rien produit depuis plusieurs lunes. Les Kamaléens ont le droit d’élever leurs Titans, comme les Poséidoniens. Ainsi le veut la coutume. Les argontes de Kamaloth nous ont adressé un message dans ce sens.

— Je sais !

— Si tu veux, nous établirons une garde spéciale autour d’eux.

— Je te demande encore quelque temps. Nous devons bientôt nous rendre à Thartesse. Dès que nous serons de retour, je te promets que nous restituerons Maerl et Vivyan à leur peuple. Mais je préfère qu’ils restent sous la protection des nôtres d’ici là. Poséidonia est bien plus puis santé que Kamaloth.

Anéa accepta. Le voyage en Tuténie était prévu pour dix jours plus tard et durerait moins de deux lunes. On dépêcha un courrier à Kamaloth pour rendre compte de la décision des Titans. Les argontes firent connaître leur accord. Le retour des enfants-dieux serait l’occasion de grandes réjouissances.

 

Avec le printemps, la vallée de l’Acheloos retrouva la douceur de son climat. Les roses éclataient un peu partout, parant l’immense cité de couleurs et emplissant l’air de parfums. La sève montait au cœur des arbres, les petites feuilles d’un vert tendre illuminaient les artères et les parcs d’une lumière vive, annonçant un été magnifique.

Cependant, malgré le renouveau, les ombres qui planaient sur les relations entre Astyan et Anéa ne s’étaient pas dissipées. Bien sûr, l’amour ne s’était pas effacé entre eux, mais ils avaient l’impression de ne plus se comprendre. Quelque chose s’était brisé entre eux, que la lumière nouvelle ne parvenait pas à atténuer.

Souvent, Astyan partait chasser seul dans les vallées secondaires de l’Acheloos. Il avait besoin de ces instants de solitude pour échapper à l’insouciance qui baignait la cité. La logique et la raison auraient voulu qu’il balayât ses sentiments obscurs, mais son intuition lui criait de ne pas céder – une intuition dont il sentait qu’elle avait perdu de son acuité depuis la gêne qui s’était glissée entre Anéa et lui. Aussi devait-il redoubler de prudence.

Tandis qu’il marchait, armé seulement d’un arc et d’une lance, et suivi par son cheval, un superbe alezan botté de noir, une sensation étrange hantait son esprit. Un élément lui crevait les yeux, qu’il ne savait pas voir. Il eut un léger sourire lorsqu’un superbe lièvre détala sous son nez. Le gibier ne risquait pas grand-chose de sa part aujourd’hui ; il avait la tête ailleurs.

Jamais depuis le début de sa longue existence, il n’avait éprouvé un tel sentiment de solitude. Il s’assit sur un affleurement rocheux, écoutant les bruits innombrables de la nature, respirant l’air embaumé par les différentes essences de plantes. Il s’y mêlait les frais effluves aquatiques de la Skhoha, un affluent de la rive gauche de l’Acheloos. C’était une petite rivière tumultueuse, capricieuse et volontaire, qui s’était creusé par la force un lit étroit jalonné d’énormes rochers arrachés aux falaises qui la cernaient. Depuis le flanc du vallon sur lequel il se trouvait, Astyan apercevait le cours d’eau impétueux, dont les rives étaient le royaume des banians et des figuiers étrangleurs. Au milieu des arbres s’épanouissaient les plus belles des orchidées, les épiphytes, dont les fleurs charnues et sensuelles offraient un extraordinaire éventail de couleurs. Là comme ailleurs en Avallon, les papillons multicolores étaient légion à cette époque de l’année, provenant en migrations serrées des terres de la lointaine et froide Atalaya.

Cependant personne ne s’aventurait jamais au fond de cette vallée perdue, car on y rencontrait les galliandres, les redoutables salamandres noires, petites cousines des reptiles géants qui hantaient le niveau inférieur de la forêt à étage de Floorande. Bien que de taille plus modeste, certaines atteignaient tout de même les six coudées. Seuls s’y risquaient les chasseurs téméraires armés de lance-éclairs, qui fournissaient en cuir les tanneurs de Poséidonia. La chasse aux galliandres attirait les risque-tout qui adoraient défier les animaux les plus dangereux.

L’Atlantide comptait bon nombre de ces personnages hauts en couleur, dont le passe-temps favori était de se mesurer avec les féroces prédateurs dont le monde regorgeait. On les retrouvait ainsi en pleine mer, livrant sur de frêles esquifs des combats sans merci aux requins géants. Parfois on ne les retrouvait pas du tout : il aurait fallu les chercher dans l’estomac de leurs adversaires. On appelait ces chasseurs les teemrods. Nombre d’entre eux s’étaient présentés spontanément dans les casernes impériales lorsqu’ils avaient appris qu’on se préparait à une guerre possible. Combattre l’homme devait être au moins aussi exaltant que d’affronter les lézards géants, les squales ou les grizzlis des montagnes.

Astyan n’appréciait pas toujours ces teemrods, dont beaucoup n’étaient attirés que par le goût du massacre, mais il leur reconnaissait un courage réel qui souvent frisait l’inconscience. Il avait sélectionné les meilleurs d’entre eux pour se constituer une garde personnelle. Depuis plusieurs lunes, il les avait formés lui-même aux différentes techniques de combat. Leur efficacité était stupéfiante ; de plus, subjugués par la personnalité de leur seigneur, auquel ils vouaient une admiration sans bornes, ils étaient prêts à se faire tuer pour lui. Parmi la centaine de guerriers que comptait cette garde spéciale, qui s’était elle-même baptisée la légion des « Braves », on trouvait une vingtaine de jeunes femmes, dont la combativité ne le cédait en rien à celle des hommes. À leur tête, Astyan avait placé Païdras, le pilote de son aéroglisseur. Celui-ci possédait de réels talents de meneur d’hommes, et ils lui obéissaient sans discussion. Un tel commando, qui bénéficiait des armements les plus sophistiqués, pourrait se révéler utile si un conflit éclatait.

Au début, Anéa avait approuvé cette initiative. Mais, depuis la visite d’Ashertari, elle estimait que les Braves n’avaient plus de raison d’être.

Astyan se releva et poursuivit sa marche silencieuse, l’esprit en déroute. L’endroit, étrange mélange de beauté et de cruauté, convenait à son désarroi. Jamais au cours des six millénaires écoulés la plus petite ombre n’avait marqué ses relations avec Anéa ; que s’était-il passé entre eux depuis le retour d’Ashertari ?

Soudain son attention fut attirée par un spectacle insolite. À quelque distance, sous l’ombre d’un banian aux racines aériennes, un énorme anaconda déroulait lentement ses anneaux, en fixant une gazelle argentée. Le petit herbivore, sans doute égaré, en provenance du plateau dominant la vallée, restait pétrifié de terreur. Le serpent se coulait avec une grâce terrifiante entre les hautes fougères, s’insinuant entre les nœuds sombres du banian, auquel il paraissait se fondre. La première réaction d’Astyan fut d’intervenir pour sauver la gazelle. Il lui suffisait de claquer des mains : en quelques bonds elle eût été hors de portée du monstre. Mais une voix intérieure lui souffla de n’en rien faire. Il s’approcha en silence et observa la scène.

Fascinée, la gazelle semblait incapable du moindre mouvement devant le redoutable prédateur, comme si le serpent avait été invisible. Tout était si paisible, si tranquille… Tout autour, la nature s’était tue, retenant son souffle dans l’attente du drame qui se nouait.

Astyan se demanda pourquoi il ne réagissait pas. Bien sûr, ce serpent ne faisait qu’obéir à son instinct de chasseur, et utilisait pour cela les armes dont la nature l’avait doté : des anneaux puissants et la faculté d’hypnotiser ses proies. Il n’y avait aucune perversité dans son acte : il avait le droit de se nourrir, comme toutes les créatures. Astyan n’avait jamais éprouvé de répulsion pour aucun animal, quel qu’il fût, et il n’associait pas le serpent aux inconnus de la secte énigmatique qui l’avaient pris pour emblème. Peu à peu, une impression bizarre s’empara de lui. Il n’avait pas surpris cette scène par hasard.

Soudain l’anaconda bondit sur la malheureuse gazelle et la saisit à la gorge. Elle tenta en vain de se débattre, mais déjà les anneaux s’enroulaient inexorablement autour de son corps, broyant les muscles, les os, lui rompant les vertèbres. L’herbivore disparut tout entier sous les circonvolutions puissantes du reptile. Celui-ci ouvrit alors une gueule démesurée et commença d’engloutir la tête de sa victime, avec une lenteur effrayante. Astyan savait qu’il mettrait plusieurs heures pour l’avaler ainsi, et plus d’une lune pour la digérer. Son corps à la souplesse inimaginable se déformerait, se boursouflant pour s’adapter à la forme de celui de la gazelle.

Astyan se redressa et s’approcha de l’ophidien. Celui-ci, surpris, mais incapable de se défendre dans la position délicate où il se trouvait, resserra d’instinct ses anneaux sur sa proie. Concentrant sa perception multisensorielle, Astyan constata qu’il avait affaire à une femelle qui attendait des petits. Il fallait qu’elle les nourrisse ; ainsi le voulait la loi de la nature. Il s’écarta du reptile qui, soulagé, continua son lent travail d’engloutissement.

Troublé, Astyan revint vers son cheval qui l’attendait à quelques pas. Il ne s’agissait là que d’un drame commun, comme il en arrivait tous les jours dans la forêt. Pourtant, il devinait derrière cette scène un signe énigmatique.

Mais comment fallait-il l’interpréter ?

Il se remit en selle, reprit le chemin de Poséidonia, se laissant guider par les pas tranquilles de l’alezan, et récapitula ce qu’il savait.

Au début de l’été dernier était apparue à Poséidonia une secte mystérieuse se cachant derrière l’emblème du serpent, qui était aussi celui des scientifiques. Elle s’était manifestée soudainement, défiant sans véritable raison la toute-puissance des Titans. Ses actes s’étaient limités à des inscriptions symboliques, à une tentative d’assassinat sur leurs personnes, et à la mort d’un vieil arbre qui faisait l’admiration de tous les habitants de la ville. Tout cela ne relevait d’aucune logique. Mais la logique pouvait-elle expliquer les agissements des fanatiques ?

On avait arrêté un homme, qui était mort sans avoir pu parler, en raison d’un mystérieux implant cérébral. Astyan n’avait pu saisir qu’un seul nom, à fleur d’esprit : Ophius. Immédiatement après, le clan auquel appartenait cet homme avait été anéanti par un incendie, sans doute destiné à effacer toute trace de son action. Suicide collectif, ou crime ? Astyan refusait de croire au geste désespéré d’une secte qui se serait autodétruite parce qu’elle se savait démasquée. Les peines qu’elle encourait n’étaient guère importantes.

En revanche, connaissant l’existence de l’implant, les Titans auraient été capables de le rendre inoffensif, et ainsi de faire parler les prisonniers. C’est pour cela que ces hommes avaient été supprimés. Par qui ? Et qu’auraient-ils pu révéler ?

Astyan en concluait inévitablement que la secte des Serpents n’avait pas disparu. Bien au contraire, elle disposait d’une puissante organisation, dont il fallait se méfier.

Peu de temps après, le temple mystérieux bâti par l’architecte Palarkos avait été détruit par une gigantesque explosion atomique, un piège dans lequel Astyan et Anéa auraient dû être tués. S’agissait-il d’un acte de vengeance désespéré, comme le croyait à présent sa compagne ? Ou bien ce temple recelait-il un secret qu’on avait voulu les empêcher de découvrir ?

Seuls des scientifiques de haut niveau étaient à même de fabriquer une arme à l’uraan, et d’insérer un implant cérébral. C’était là une preuve de plus de la puissance occulte de la secte – s’il s’agissait bien d’une secte. Le tract découvert après l’incendie parlait de l’avènement d’un dieu nouveau, le mystérieux Ophius. Astyan avait le sentiment qu’il s’agissait de bien autre chose que d’une poignée de scientifiques illuminés et fanatisés.

 

Par ailleurs, il y avait l’histoire singulière de ces monstres rencontrés par le marin Euphémos, qui devait à Astyan de ne pas avoir sombré dans la folie. Car personne, hormis le Titan, ne croyait plus à son histoire. L’expédition menée sur l’île avait démontré que les créatures mi-hommes mi-boucs n’existaient pas. Pourtant Astyan avait sondé à plusieurs reprises la mémoire du marin : malgré les désordres causés par l’abus d’alcool, son histoire ne pouvait être mise en doute. Alors qu’en était-il de ce mystérieux argonte qui devait mener le second du navire naufragé à Hypérion ? Lors de sa visite, à l’automne dernier, le Titan avait avoué tout ignorer de ce naufrage. Donc l’argonte qui devait lui présenter le second du navire n’avait pas rempli son office. S’il s’agissait bien d’un argonte…

On avait fait rechercher d’autres survivants de ce naufrage dans tout l’Archipel, sans succès. Le navire naufragé avait quitté Akhêna et n’avait pas reparu depuis près de deux années. Or plus d’une vingtaine de marins s’étaient échappés de l’île maudite. Tous avaient disparu ; Euphémos demeurait le dernier témoin.

Restaient les monstres mystérieux. Pouvait-on imaginer que ces derniers avaient été « déplacés » ensuite par ceux qui les avaient créés ? On n’avait pas non plus retrouvé trace de la peuplade sauvage de l’île. Les marins la connaissaient pourtant depuis des générations. Alors avait-elle été déplacée, elle aussi ? Ou bien plutôt exterminée ? Et par qui ? Aucun navigateur n’avait évoqué l’existence de monstres en d’autres endroits. Cependant plusieurs vaisseaux avaient été portés disparus. Bien sûr, les tempêtes et cyclones qui dévastaient les océans engloutissaient parfois des escadres entières ; c’était la dure loi de la mer ; mais il n’était pas interdit de penser que certains vaisseaux avaient découvert l’existence d’autres créatures monstrueuses. Dans ce cas les éléments étaient-ils seuls responsables de toutes les disparitions de navires ?

 

Astyan était certain qu’une partie de l’énigme trouvait sa résolution dans le temple de Fa’ankys. Il tenta de se remémorer la structure étrange, qu’il n’avait fait qu’entrevoir avant que le malheureux Marakis ne fût tué. Cependant, malgré ses extraordinaires facultés mémorielles, ses souvenirs demeuraient flous. L’étoile à cinq branches qui ornait le sol ne présentait en elle-même rien d’exceptionnel. C’était un symbole souvent utilisé pour cristalliser l’image du dieu-soleil, auquel le temple devait être dédié.

 

En fait, les doutes d’Astyan ne reposaient que sur ces éléments troublants. Peut-être ne s’agissait-il que de coïncidences ? Mais, au fond de lui, une voix lui soufflait que tous ces événements étaient liés. Et c’était ce doute persistant qui lui interdisait de céder à la douce euphorie du printemps revenu. Plus que jamais, il sentait qu’il devait rester sur ses gardes.

L’image de l’anaconda ne cessait de le hanter. Alors, peu à peu, le sens du signe lui apparut. Une analogie terrifiante lui traversa l’esprit. Si l’on admettait que la secte des Serpents n’avait pas disparu, si elle était au contraire beaucoup plus puissante qu’on ne pouvait le supposer, avec des ramifications dans chaque royaume de l’Atlantide et dans chaque colonie, peut-être était-elle en train d’endormir la méfiance des Atlantes en entretenant volontairement un calme trompeur. Comme le serpent qu’elle avait choisi pour emblème. Sans doute concentrait-elle ses forces afin de frapper en une seule fois, pour anéantir les seuls adversaires capables de s’opposer à elle, les Titans. Les Serpents avaient-ils trouvé le moyen de détruire les demi-dieux ? Si tel était le cas, l’Empire était perdu. Et la vision fugace d’Anéa, qui lui avait montré Poséidonia assaillie par une flotte puissante et nombreuse, prendrait alors toute sa signification.

Mais sa compagne elle-même, pourtant si sensible, avait oublié toutes ses appréhensions depuis qu’elle avait retrouvé sa sœur. Celle-ci était-elle mêlée au complot ?

Rien dans son attitude ni dans celle de son compagnon ne pouvait le laisser soupçonner. Mais, comme le serpent qui fascine sa proie, la secte savait se métamorphoser, se rendre invisible, insaisissable, insoupçonnable.

 

Astyan savait à présent que la scène de l’anaconda n’était pas fortuite. Depuis le matin, il n’avait cessé de se remettre en question, estimant que son imagination lui jouait des tours. Il avait été sur le point d’abandonner ses doutes, afin d’écarter l’ombre planant sur l’amour qui l’enchaînait à Anéa. Le serpent hypnotisant sa victime l’avait ramené à la réalité – une réalité épouvantable, que même les autres Titans ne pouvaient percevoir.

Il serra les dents dans un bref mouvement de colère et d’impuissance. Si au moins il avait su vers où orienter ses recherches ! Il avait la sensation de se battre contre un ennemi fuyant, insidieux, impalpable, mais qui détenait un pouvoir au moins équivalent au sien. D’où venait-il, qui était-il ? Et de quelle manière allait-il frapper ?

Par un violent effort de volonté, il calma son esprit troublé et se concentra. Il était sûr que la destruction du temple de Fa’ankys ne constituait pas qu’une simple vengeance. Le monument contenait un secret terrifiant, qu’il devait percer s’il voulait trouver la faille qui lui permettrait de démasquer et de combattre l’ennemi.

Mais quel pouvait être ce secret ?

L'Archipel Du Soleil
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